Étranges étrangers
Jacques Prévert / André Minvielle
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel Hommes des pays loin Cobayes des colonies Doux petits musiciens Soleils adolescents de la porte d’Italie Boumians de la porte de Saint Ouen Apatrides d’Aubervilliers
Brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris Ebouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied Au beau milieu des rues Tunisiens de Grenelle Embauchés, débauchés Manœuvres désoeuvrés Polaks du Marais et du Temple des rosiers
Cordonniers de Cordoue Soutiers de Barcelone Pêcheurs des Baléares et du cap Finistère Rescapés de Franco Et déportés de France et de Navarre Pour avoir défendu en souvenir de la vôtre La liberté des autres
Esclaves noirs de Fréjus Tiraillés et parqués, au bord d’une petite mer Où peu vous vous baigniez Esclaves noirs de Fréjus Qui évoquiez chaque soir Dans des locaux disciplinaires Avec une vieille boite à cigare Et quelques bouts de fils de fer Tous les échos de vos villages Tous les oiseaux de vos forêts Et ne venez dans la capitale que pour fêter au pas cadencé La prise de la Bastille le quatorze Juillet
Enfants du Sénégal Dépatriés expatriés, et naturalisés Enfants indochinois Jongleurs aux innocents couteaux Qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés De jolis dragons d’or faits de papier plié Enfants trop tôt grandis et si vite en allés Qui dormez aujourd’hui De retour au pays, le visage dans la terre Et des bombes incendiaires labourant vos rizières
On vous a renvoyé la monnaie de vos papiers dorés On vous a retourné vos petits couteaux dans le dos
Etranges Etrangers
Vous êtes de la ville, vous êtes de sa vie Même si mal en vivez, même si vous en mourrez
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